robert.bitoun@gmail.com

Téléphone: 04 99 66 88 80
 

LACAN, BADIOU, «SCENE DU DEUX»

Journée d'études "Autour de la pensée d'Alain Badiou"

...Ich weiss jetzt was kein Engel weiss...[1]

Dans le cadre d’un travail de mémoire intitulé « Amour et identité dans le champ de la philosophie et de la psychanalyse », je souhaiterais mettre ici en relief ce qui en justifie le labeur. Le vif intérêt qu’Alain Badiou porte à l’œuvre de Lacan et à la psychanalyse en général est tel que l’occasion m’est offerte de présenter ce qui constituera le point départ de la problématique. L’auteur de L’Etre et l’Evènement prétend en effet que philosophie et psychanalyse sont deux lieux de pensée pouvant accueillir, sans tomber dans l’impasse phénoménologique, ce qui fait le fond de l’expérience amoureuse. Plus largement, c’est la question de la compossibilité de ces deux pensées qui apparaît éminemment importante pour Alain Badiou et cela à maints égards : une ontologie dont le langage est le mathème et un savoir sur la différence sexuelle dont la philosophie ne peut plus faire l’économie. Mais disons seulement pour l’instant ceci : l’amour est le gardien du lieu (philosophie ou psychanalyse) où s’élabore une pensée sur l’amour et l’identité, lorsque ces deux concepts ne sont pas dissociés dans le travail de pensée. Ajoutons que c’est donc moins l’analyse des deux discours, que l’objet que ces derniers convoitent qui nous intéresse. Néanmoins la singularité formelle de l’exposé qui va suivre (dont je vais annoncer rapidement le plan) est due à deux raisons majeures : d’une part l’obédience est certainement plus largement composée d’étudiants en philosophie que de lacaniens forcenés et, d’autre part, la problématique de mon mémoire n’est pas complètement définitive. Mais, c’est là essentiel, je compte fortement sur l’effet d’après-coup de cette double présentation : Lacan, Badiou - Scène de Deux.

La philosophie est pour Alain Badiou le lieu d’où il s’avère qu’une vérité a eu lieu, que l’événement est l’abolition de cet avoir-eu-lieu, donc la dimension soustractive de la vérité elle-même. Il existe quatre lieux d’où s’avère qu’une vérité a fait évènement, et l’amour en est l’un d’eux. Après une présentation succincte de ce que Badiou nomme la procédure amoureuse et du ressort de sa spécificité, je m’autoriserais un raccourci qui vous permettra j’espère, de faire la connexion avec ce qui est au centre du problème que je souhaite aborder : la compossibilité de la psychanalyse et de la philosophie. Enfin, je reviendrai sur le point crucial où se dévoile ce qui fait l’indécidable de la disjonction ou de la conjonction d’une compossibilité, à savoir : la double occurrence du nom du vide. C’est précisément ce que mon approche tente d’établir, par la présentation continue de plusieurs plans couplés par deux : Lacan et Freud — Badiou et Lacan — vérité et savoir — l’homme et la femme — défaut et excès — suppléance et supplémentation — etc…

Mais commençons par évoquer l’aube de la rencontre par un de ses aspects : la légitimité des concepts. Il n’a pas fallu très longtemps pour que les concepts fondamentaux que la psychanalyse travaille suscitent chez certains philosophes maintes polémiques. C’est qu’on lui a supposé d’avoir travaillé la langue du philosophe. Pourtant l’originalité trop souvent mal repérée de sa découverte n’était sans doute pas là où la philosophie (mais pas seulement la philosophie, les sciences en général et celles dites humaines) n’ont eu de cesse d’en mettre à mal la légitimité. Et ce n’est pas non plus par l’effet de scandale des trois essais de 1905 où l’enfant apparaît comme pervers polymorphe où l’on doit encore s’attarder. La préface de Michel Gribinski des « Trois essais … » rappelle que la fureur, à l’époque de son édition, prouve bien que Freud ait été lu. Justement la question est de savoir si Freud a été bien lu et — qu’est ce que bien lire Freud ? Je dis cela car je crois que c’est par cette voie que l’on peut saisir quelque chose d’une rencontre entre la pensée d’Alain Badiou et celle du psychanalyste Jacques Lacan. Lacan disait aux jeunes philosophes, qu’il avait déjà assez affaire avec les siens pour que toute polémique avec la philosophie ne soit pas un mécanisme de défense de plus. Il faut lire tout Freud, ce qu’il a dit, voulu dire, ses errances, mais surtout ce qu’il n’avait pas encore dit. C’est là que se tient l’ouvert de la démarche de Lacan, en même temps que le point de départ de l’enseignement qu’on connaît.

La position d’Alain Badiou face à la pensée de Lacan est pour le moins originale en ceci qu’elle reconnaît que l’« anti-philosophie » de Lacan n’est en quelque sorte qu’une conséquence du principe de séparation de la philosophie et de la psychanalyse elle-même. Que ce soit le procès d’une disjonction fondamentale que toutes deux travaillent tout en les séparant ne doit pas nous surprendre. Et c’est même peut-être à l’occasion d’une telle disjonction que l’on peut voir surgir un tel événement. L’évènement d’une rencontre. Une rencontre qui n’est pas un lieu, mais le vide, le point d’achoppement où philosophie et psychanalyse peuvent se croiser comme elles l’ont déjà fait dans le passé, songeons à la rencontre de Lacan avec Heidegger. Ce qui est hors de doute, c’est que cette rencontre veut marquer un pas de plus : celui fait par le philosophe d’en passer par Lacan. On se laisserait abuser par l’idée qu’il s’agit là de dépasser Lacan, mais nous préférons ne pas céder à cette interprétation. Il semble qu’il tienne à cœur au philosophe ne pas s’affranchir de ce lieu de pensée par où la psychanalyse fait des siennes : les choses de l’amour. Dire que Badiou croise Lacan, dans le tout-dire dont je viens de parler, c’est dire à quel point il reste fidèle à ce qui est pour lui le regard du philosophe : l’Amour de l’innommable. Et, pour couper court à tout détour de savoir s’il faut lire Badiou pour comprendre Lacan, l’auteur de l’Etre et de l’Evénement pose d’emblée, je cite : « J’appelle philosophe contemporain celui qui a le courage de traverser sans faillir l’anti-philosophie de Lacan […] un amoureux de la vérité […] » Ce sera une tâche importante de saisir au bout d’une autre élaboration ce qu’Alain Badiou entend par cette traversée et en quoi elle est un gage de modernité.

Essayons rapidement de dire deux mots sur ce qu’il en est d’une procédure de vérité lorsqu’elle concerne le champ de l’amour. J’ai trouvé cela préférable avant de faire une modeste introduction à propos de qui en fait écho chez Lacan, pour ensuite revenir à Alain Badiou. On dira tout d’abord que toute tentative d’articuler philosophiquement — (c’est-à-dire dans le langage de Badiou ontologiquement — mathématiquement ) quelque chose sur l’amour s’enlise très rapidement dans de nombreux paradoxes. De là la tentation de changer de paradigme soit de s’en remettre systématiquement aux champs de la littérature et de la poésie — et pour certains, de dire que le mieux est encore de le pratiquer. Mais cela ne va pas de soi ; l’amour ne se pratique pas. Ça n’est pas pratique — si je peux dire — ni praxis. L’amour est un évènement, avec ce que cela emporte d’extraordinaire et d’ex-centré au niveau de l’expérience d’un supposé sujet de l’amour. Résoudre les paradoxes, c’est précisément ce à quoi Badiou (et Lacan mais peut-être pour des raisons différentes, nous verrons) s’est refusé. C’est ce qui s’appelle un forçage raté dans le savoir, une fiction, une réalisation… Bref un fantasme de mauvais augure.

Pourquoi s’enlise-t-on systématiquement dans des paradoxes ? Est-ce parce qu’il est de l’essence de l’amour d’être producteur d’un savoir sexué ? On pourrait s’amuser à recenser une multitude de paradoxes issus de prétendus savoirs sur l’amour. Mais on peut tout de même repérer au moins deux formes de « savoirs » émergeants, issus de l’expérience d’une rencontre. Un de ces savoirs forge un paradoxe qu’on peut caractériser d’hydrostatique par les conditions d’ équilibre qu’articulent en vain les deux sexes. Il se transforme le plus souvent (et bien heureusement ! ) en paradoxe sans conviction, en amusement : les deux séries d’énoncés n’affaiblissent le paradoxe qu’à s’effacer devant le désir. Il y a aussi l’autre paradoxe qui celui-ci est équivalent chez les deux « êtres », et qui veut qu’en même temps l’amour soit conjonction et disjonction des sexes. La littérature est un des plus hauts témoignages de complexité mais aussi un aveu d’échec de tout savoir sur l’amour. Lacan s’est amusé à un jeu de permutation des termes du poème d’Antoine Tudal :

Entre l’homme et l’amour, il y a la femme.
Entre l’homme et la femme, il y a un monde.
Entre l’homme et le monde, il y a un mur.

L’amour est bien le traitement d’un paradoxe mais pas sa résolution. D’abord parce que ce n’est nullement le lieu d’une somme ou d’un ratio, même si les sujets qui en sont transis, se soumettent au travail d’enquête sur ce qui en est de ce qui les traverse. Ensuite parce que l’amour est, non pas ce qui ordonne plus ou moins ce qu’on appelle improprement le rapport entre les sexes (soit le supposé partage des sexes), mais ce qui fait vérité de leur dé-liaison. C’est donc du processus lui-même que se saisit cette disjonction. Dans la procédure amoureuse ce « travail » est appelé par Badiou « la scène du Deux ». Ce deux n’est pas un être en plus, mais « l’ad-venue » de la supposition qu’il y ait du Deux indénombrable au départ de l’évènement amoureux qui est rencontre. Badiou traite donc le mot « amour » comme une catégorie de l’être. L’auteur, soucieux de sa méthode, avance qu’il traitera cette catégorie de telle manière qu’elle restera dans une certaine mesure en rapport avec trois champs : la psychanalyse (et la règle sera de cohérence), l’art romanesque (règle de subsomption) et le sens commun (règle de juxtaposition). Badiou congédie pourtant les trois définitions suivantes, qui appartiennent à ces trois domaines : l’amour fusionnel, qui d’un Deux supposé fait l’Un , l’altruisme ou l’amour oblatif soit la déposition du Même sur l’autel de l’Autre et l’amour ornemental par où passe le réel du sexe (nous pensons à ce propos que Badiou pense à tort que Lacan côtoie parfois ce genre d’énoncé : la suppléance comme forme d’ornement du désir).

Il s’agit donc d’une axiomatique de l’amour qui requiert une mise à distance du pathos de la passion, de la jalousie, du sexe et de la mort. L’amour relève du pur logique et l’opérateur est celui de la disjonction. Trois axiomes vont servir de support à une première définition de la fonction d’humanité. 1) Qu’il y ait deux positions de l’expérience, c’est ce qui relève formellement de la situation ; il y a une position et une autre position. 2) Que ces deux positions soient totalement disjointes c’est ce que l’expérience elle-même dissout. La disjonction est inobservable et 3) comme il n’existe pas de troisième position, ce qui permet de prononcer la disjonction est l’évènement lui-même de la rencontre amoureuse. C’est donc du processus lui-même que se saisit cette disjonction. L’amour fonde le Deux mais pas le rapport des uns ainsi marqués par la disjonction, et cela, comme le confirme Badiou après Lacan, pour autant qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Nous reviendrons sur la fonction du manque ou du défaut après ce raccourci nécessaire dans la théorie Lacanienne du sujet.

Pour éviter toutes les maladresses et contre-sens où l’on succombe nécessairement puisque il n’y a d’expert de Lacan qu’à s’y identifier (l’ex-père, et voilà ! ) je vous propose cette courte introduction à Lacan qui suffira peut-être dans ses effets à prendre la mesure de son action. Je suis parti d’une interview radiophonique de Jacques Lacan qui a eu lieu pendant le 28° congrès international de la psychanalyse en 73 : Lacan n’y était pas invité. Lacan y parle des raisons de son enseignement. C’est de sa formule clef : « L’inconscient est structuré comme un langage » qu’il faut partir. A savoir ce qui se dessine dans le discours de l’analyste. Mais le discours de l’analyste c’est d’abord celui de Freud analyste et théoricien, découvreur de l’inconscient ; discours qu’il s’agit de lire, comme je le montrais au début, à ne prendre au sérieux qu’à condition d’en pointer aussi les errances, les moments de conclure. Ce que Freud a découvert, ce n’est nullement ce qui s’articule de façon aporétique, mythique du modèle libidinal en tant que pulsions de vie (d’auto conservation) et de pulsions de mort, mais de ce qu’il en est de l’être en tant qu’il parle. Le parlêtre comme Lacan l’appelle, désigne ainsi tout «ce» qui est traumatisé par le langage. Quel est le ressort de la vérité en psychanalyse à partir de la découverte freudienne ? La thérapie psychanalytique, si c’est bien l’interprétation du désir, elle est, apparaît comme telle comme une traduction-réduction de ce quelque chose dont le sujet, sujet de l’inconscient (qui le cause) s’égare à tenter de tout dire. C’est là le fait majeur de la clinique où Lacan épingle ce qu’il en est du réel. C’est le réel sérieux comme il dit quelque part — sériel — ce qui accentue le rapport avec ce sur quoi le signifiant achoppe. C’est là l’interprétation de ce qui dans le freudisme est essentiel à retenir et que Lacan travaillera autour de la notion d’objet petit a. La perte. C’est, par exemple, dans Trauer und melancholie, article où Freud essaie d’articuler s’il y a oui ou non (et pourquoi), un passage du deuil comme perte de l’objet d’amour aux états maniaques auto-destructeurs, qu’on voit se profiler nettement la question d’une perte primordiale.

Qu’est ce que tout cela a avoir avec la sexualité ? Quand on lit Psychopathologie de la vie quotidienne on doit quand même pouvoir s’apercevoir qu’entre le lapsus ou l’acte manqué et le rêvé de la science des rêves il y a un fait massif, si énorme que personne avant Freud ne l’a si génialement saisi : c’est que le rêve est un impossible à dire — un bafouillage — car même si on peut presque tout faire en rêve — du moins croire qu’on fait, il ne s’y dit pas tout ! Pourquoi il ne se dit jamais tout ? C’est un fait clinique, que si la voie royale qui mène à l’inconscient soit le rêve comme accomplissement du désir, ce désir ne se dévoile jamais complètement que dans le cauchemar. Et de l’horrible au rire il n’y a qu’un pas : celui du spectacle de situation où se nie le même aveu qui du lapsus ou de l’acte manqué s’abolit dans un tressaillement, un déraillement qu’on appelle le rire. C’est bien d’être-parlé que l’être-parlant est semblant d’être.

L’aveu dont il s’agit, donc, c’est ce que Lacan repère après Freud comme ce qui est l’essence même de l’homme : l’être parlant se perd toujours quelque part et ce quelque part c’est le sexuel. Et cela dans le fait que depuis toujours, il n’y a pas de rapport sexuel. Cette formule, car c’est une formule, on l’emploie tous les jours, sans prendre garde qu’elle constitue ce qui est au cœur de la problématique du névrosé, mais pas seulement du névrosé — tout être humain y a droit — le droit de croire que c’est par l’amour, que nous reformons le couple d’Aristophane, la communauté, la religion, bref tout ce qui constitue d’une certaine manière l’irrespirable clôture de l’être. Il n’y pas moyen de dire quelque chose sur ce réel, sans témoigner quelque part, quand ça se répète, et ça se répète tellement si souvent, que le désir balbutie dans le vacillement de l’être. C’est le sort, la fortune, le coup de dé par quoi le désir de l’homme est essentiellement cela : en disjonction radicale avec l’objet de la demande qui se formule dans sa parole.

Alors l’amour dans tout cela, qu’est-ce que cela peut être ? C’est que justement, ce n’est pas un être, mais ce qui, selon la formule, «supplée» (Alain Badiou, nous l'avons vu, préfère y voir pour des raisons précises le terme « supplémente») au manque constitutif de tout ce qui passe par cet énoncé et qui suppose tout de même que lorsque deux sujets font la chose, il y a un résultat, un reste — ce qui supplée au non-rapport (sexuel). Et puis cette autre chose (qui est la conséquence de ce défaut) tout aussi importante à nos yeux, qui nous appelle, en quelque sorte et nous dit que lorsque que je rencontre l’Autre, l’autre sexe, c’est du seul fait qu’il y a quelque chose comme du Un qui est là, derrière, dans la tranchée du désir et qui nous attend, dans la complétude de l’être — comme l’Un Bien, comme une complétude, une réalisation, bref du retrouvé. Pour retrouver quoi à travers l’autre ? L’objet perdu ? Ce n’est pourtant pas pour rien que Freud nous dit constamment que l’objet d’amour est saisi par la voie de la recherche de l’objet perdu ; avec toute la discordance qui pour le coup en résulte ! Une image de… une projection… un transfert… A y regarder de plus près — c’est ce que fait la psychanalyse quand on la laisse travailler — on a toutes les chances d’y voir ce qu’elle côtoie tous les jours : le névrosé a affaire avec cette croyance d’unité : quelque soit l’angle par lequel il l’aborde, de l’ambivalence de l’obsessionnel, qui dans une stratégie infernale cherche à neutraliser le désir de l’autre, pour ne rien perdre, à celle de l’hystérique qui enkyste son désir, désir d’insatisfaction, pour ne jamais être en reste, il y a toute la série de la normalité — Lacan s’est « amusé », à en montrer le revers par permutation phonétique, en « vers-l’en » : cela donne la « mal-norme. »

Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel au sens où cela n’est nulle part repérable, c’est avec de la logique, en torsion, certes, que Lacan pose qu’il n’est pas inscriptible. Les formules de la sexuation que je ne m’aventurerais pas à présenter ici conduisent grosso modo à ceci que c’est par un rapport au manque chez les deux sexes, qu’on peut d’abord supposer un rapport. Lacan montre deux choses : que l’homme existe (ex-siste) parce qu’il y a chez lui quelque chose qui permet de prononcer une loi chaque fois qu’il est question de sa jouissance. Mais pour autant, l’homme, ça ne l’empêche pas de se perdre. C’est bien d’exister qu’il s‘évanouit si souvent. Pourquoi est-ce que ça emporte tout son être au point que ce soit l’angoisse, cette fois-ci, qui vienne y suppléer ? Ce n’est pas une place aisée, d’exister, d’être un sujet de l’existence, car c’est toujours d’avoir un couperet au-dessus de la tête pour pas dire ailleurs. Et l’Autre de l’homme, et bien… là, c’est plus compliqué… C’est même tellement problématique qu’on peut dire que tout le freudisme est ce qui tourne autour de ce qui est justement si incommensurablement différent de l’homme.

C’est du célèbre « Que veut la femme ? » (car c’est toujours du désir qu’il s’agit) qu’un tour de vis a pu tourner dans le sens de ceci : Lacan en pose dis-jointement la formule : on ne peut écrire « La femme existe [… ] » qu’à barrer le ‘L’ du « la ». Bref, on pourrait dire que ce n’est pas de cette forme d’universalité, la loi de la castration que la femme « tire » son être. L’homme et la femme ont deux jouissances qui ne sont pas de même nature. Il y a dysharmonie. Alors si « elle » n’ex-siste pas, on pourrait peut–être dire qu’ « elle » in-siste (dans la jouissance).

Bien sûr Lacan n’a pas cessé par la suite d’élaborer et d’articuler tout ce qui tourne autour de la jouissance des sexes. Disons que ce que Lacan cherche c’est moins un mode de représentation qu’une possibilité de transmettre ce qui semble intransmissible, puisque ça ne s’inscrit pas : soit ce qu’il en est du non-rapport sexuel, là où les sujets se « rangent » côté homme ou côté femme. Quant à ce qu’il en est d’une supposée troisième position, l’ange, c’est la religion du névrosé par excellence. Faire l’ange, c’est justement une position qu’Alain Badiou pointe comme une position imaginaire au sens d’un glissement où rien n’est encore prononçable — où il est impossible de dire quoi que ce soit sur du réel des sexes. Et comme le philosophe y insiste dans sa conférence intitulée Qu’est-ce que l’amour ? : « La discussion sur le sexe des anges est capitale, car son enjeu est de prononcer la disjonction ». En effet imaginons un instant qu’on puisse faire l’ange : c’est là supposer une position médiane qui n’est que le lieu imaginaire d’une ambivalence possible. En psychanalyse cela se repère dans la curiosité de l’enfant, toute sa maturité passe par l’investigation sexuelle, c’est ce qui se repère dans la phase œdipienne. Qu’elle se solde par ce qui vient y couper court, soit la menace de castration montre assez qu’il n’en résulte rien d’autre qu’un choix, une position.

J’en viens maintenant à Badiou. Qu’est ce que cette procédure amoureuse ? Une des quatre procédures (la science, l’art, la politique…) Mais c’est quand même bien plus — je ne veux pas dire plus que les trois autres — dans la mesure où l’on pourrait le faire comme le fait une forme d’ontologie positiviste — c’est à la mode : y a-t-il plus d’être quand l’amour est celui de deux ingénus, quand c’est l’amour courtois, ou quand il est homosexuel (quels que soient les sexes qui s’y côtoient ), ou comparativement à ce qui se passe chez les Bonobos ?

Cette procédure temporelle a pour spécificité de n’appartenir à aucun lieu (science, politique, art) bien qu’elle les traverse tous. Elle est ce qui du Deux ne se laisse compter pour un qu’à faire boiter. Contrairement à ce que l’on pourrait lire, je pense que Badiou ne fait pas de cette procédure le domaine privilégié de la psychanalyse même s’il pointe que c’est d’un moment inaugural que Lacan après Freud en a travaillé le concept jusqu’à tenter d’en produire un savoir dans le champ du mathème. L’amour, pour Badiou, n’est pas le discours de la psychanalyse. L’amour est Pensée. Pensée du Deux, comme numéricité qui présente la disjonction. Cette pensée est le témoignage effectif, saisissant qu’il se passe quelque chose dans le réel. Il y a deux niveaux, dans ce que dit Badiou sur l’Amour : le premier niveau apparaît comme une mise à l’épreuve de son ontologie. Comme pour répondre à une rumeur peut-être fondée, que la philosophie se serait efforcée de ne jamais dire un mot en ce qui concerne la différence des sexes[2]. Elle veut rendre compte de ce qui soutient ontologiquement l’amour comme expérience temporelle. Le deuxième plan est a-temporel et trouve son expression dans la fidélité première de sujets (qui en sont par là déterminés comme tels) à une vérité qui fait trou dans le savoir, mais cette fois-ci, dans un sens que nous dirons peut être improprement épistémologique. Il faut garder à l’esprit les deux niveaux. Imaginons donc les deux « plans » superposables. D’une part l’événement vécu dans le champ de l’expérience amoureuse avec tout ce que cela comporte d’enquête sur l’événement lui-même de la rencontre (sachant qu’il existe deux positions de l’expérience sans possibilité de permutation) ; il faut tenir compte temporairement de ce moment où le désir passe à l’arrière- plan de ce bouleversement et de ce fait saisissant qu’après un long temps de célibat, où l’amour n’apparaît plus que comme une série indéfinie de couples, advient quelque chose comme une révolution — révolution au sens où le « deux » compté du couple n’a absolument plus rien de commun avec le Deux de l’événement de la rencontre. Le Deux n’y est plus somme, il est le Deux comme numéricité d’une procédure scénique où deux sujets ad-viennent. Pour le deuxième plan, c’est le temps qu’y s’abolit au regard d’une vérité, comme une trouée dans la situation culturelle, s’engendre alors deux phénomènes bien connus. Le premier est celui d’une volonté de clôture du savoir, le « je n’en veux rien savoir » de l’amour, qui souffre de ne pouvoir tout dire d’une vérité et qui, tombant dans l’impasse, trahit dans son fond ce qui a tenté de s’en dire. L’autre phénomène est le geste héroïque qui dénonce cette trahison et qui ordonne de faire retour sur l’immanence de l’insu. C’est par exemple le mot d’ordre de Lacan aux psychanalystes : l’appel au « retour à Freud » ; l’évènement freudien — non pas l’amour pour Freud, mais cette enquête acharnée de Lacan pour le mi-dire qui traverse l’œuvre du père fondateur et face à ce qu’il est devenu chez « Les hommes de Chicago », comme Badiou les appelle. C’est l’amour pour le legs de Freud — le lieu du vide. Il faudrait spécifier rigoureusement ce qui justifie le fait que ces deux plans ne se recoupent pas. Mais ce n’est pas ici mon propos.

Dans la Conférence sous la soustraction Badiou propose un schéma (le schéma gamma) en guise de « récréation » qui est capable de rendre compte d’une manière synthétique du procès ontologique et temporel d’une procédure de vérité. Tentons d’en repérer les moments pour la procédure de vérité au regard de la rencontre amoureuse. L’indécidable, l’indiscernable, le générique et l’innommable sont les quatre opérateurs (irréductibles entre eux) qui figurent la pluralité du caractère soustractif d’une vérité. Dans la langue de Badiou cela s’appelle soustraction au compte pour un de la situation (soit la norme d’évaluation des énoncés d’une langue). L’indécidabilité est la figure du vide du point de vue du savoir. Pour l’amour, c ‘est la série des énoncés du type : «l’amour forme les couples», «l’amour a ses raisons que la raison ignore», ou encore la malédiction de Gomorrhe «chaque sexe meurt chacun de son côté» ou encore «les hommes et les femmes forment l’humanité, il ont des rapports sexuels» mais aussi « il n’y à pas de rapport sexuel ». Ces « savoirs » se ramènent plus ou moins aux quatre thèses que Badiou utilisera dans la scène du Deux à propos de l’atome u : la thèse humaniste, ségrégative, complémentaire, et réelle. L’évènement a lieu d’abord en tant qu’il se soustrait à tous les énoncés de la langue de l’amour. Tout énoncé qui voudrait rendre compte du vide de la rencontre est «proprement sans valeur, et c’est ce qui en fait le prix»[3]. Il y a «quelque chose» qui excède la situation. Commence alors l’inévitable enquête où les amants fomentent vainement sur la place qu’il supposent occuper nouvellement, sur la possibilité donc d’en rendre compte sur le plan identitaire ; «ils sont deux, certes, mais pas au point qu’on puisse re-marquer qu’ils le sont. L’indiscernable soustrait ainsi la différence comme telle à toute remarque »[4]. L’indiscernable opère dans la dualité finie des sexes, marquage de la sexuation (la castration pour l’homme, la privation pour la femme) et rend compte de la soustraction du Deux immanent. Si l’indécidable et l’indiscernable sont respectivement la soustraction d’une vérité sur la disjonction à une norme d’évaluation et à une marque de différence, le générique est la forme de l’être : infini et soustrait à « la subsomption du multiple sous l’Un du concept »[5]. L’amour est la série d’enquêtes inachevables[6] sur le Deux. Enfin l’innommable est le nom propre de l’être pour autant qu’il ne supporte pas de nom. Il faut garder à l’esprit que ce trajet est perpétuellement répété dans la vie amoureuse : qu’on a de cesse de se rencontrer, de vouloir se marquer, se démarquer, et de nommer.

Je voudrais un instant revenir sur un point important concernant ce que Badiou nomme la double occurrence du nom du vide : soit le fameux atome u. Dans l’article La scène du Deux Badiou donne une approche logique qui concilie la fonction de suppléance et de supplémentation dont nous avons parlé plus haut. L’approche strictement formelle met à l’épreuve quatre lectures de l’évènement amoureux. Une première réduction consiste à ne retenir de ces quatre thèses que deux d’entre elles (la thèse ségrégative et la thèse réelle contre la thèse de l’union et celle dite de complémentarité). En effet les deux dernières ne sont qu’une subversion mythique des deux premières. Le cœur de la démonstration se situe au niveau de la lecture du passage de l’une à l’autre des thèses restantes, soit : le passage de la thèse ségrégative à la thèse réelle, ou l’inverse. Badiou retient la compossibilité des deux fonctions : l’une relative au manque, soit le défaut d’un rapport des sexes, et l’autre placé sous l’immanence du Deux comme vérité de la disjonction. Autre manière, peut-être, de nommer le lieu du lieu du manque[7]. Bref, la compossibilité entre psychanalyse et philosophie voudrait alors être établie là où le réel des sexes où se soutient la fonction de suppléance, et là où un Deux immanent fait vérité de la disjonction. Le caractère d’ubiquité de cette double limite a sans doute l’avantage de présenter la dé-marche amoureuse dans sa boiterie congénitale. Ne pourrait-on pas envisager alors de lever le voile sur le secret de cette double fonction ? Badiou n’y incite pas, je cite « c’est en vain qu’on chercherait dans u le secret de sa double fonction, puisqu’il est atomique, et donc in-composé, c’est pourquoi il ne peut y avoir de pure et simple réduction locale de l’objet »[8].

Après ce petit tour d’horizon du trajet d’une des quatre procédures de vérité je souhaiterais terminer sur une remarque concernant le schéma gamma en opérant d’abord une coupure verticale repérable au point de forçage[9] du schéma gamma (fig. 1 en annexe). Cette coupure est une lecture ouverte de la compossibilité de la philosophie et de la psychanalyse. La philosophie apparaît du côté droit, la psychanalyse du côté gauche. Le statut de la vérité est représenté (côté droit) par l’UN+, certes en tant que soustraite à la nomination première (la soustraction est à entendre comme ce qui tire en dessous), mais en excès sur la situation. Du côté gauche l’UN– présente la vérité dans son rapport à la loi, et dans la dimension du manque. En bas, la dimension inachevable d’une vérité qui n’a de cesse de ne pas pouvoir se subsumer sous le concept, soit l’être en tant qu’être. En bas à gauche, la finitude de l’étant humain, l’objet petit a cause du désir, soit la butée narcissique des sujets de l’amour. Puisqu’il s ‘agit finalement dans cette question sur la compossibilité de deux lieux qui pensent le Deux et donc d’une certaine manière du statut de la vérité, je voudrais dire mon sentiment sur le fait que l’ambition de Badiou m’est apparue par un certain bord comme une réconciliation de la philosophie avec la psychanalyse. Je conclurais en citant celui qui nous fit honneur par sa présence : « D’autant que ce reste par quoi la vérité signe son excès sur les ressources du dire, rien ne s’oppose que nous l’appelions l’être, l’être en tant qu’être, que Lacan distingue avec constance du réel. Il y aurait un appariement du réel au désir et de la vérité à l’être. »[10].

Robert BITOUN.
Psychanalyste

  • 1 « Je sais maintenant ce qu’aucun ange ne sait», in Les ailes du désir, Wim Wenders
  • 2 Cette remarque est importante parce que la manière avec laquelle Badiou tranche la question m’est apparue, disons rapide, ou seulement suggérée et qu’il me semble que c’était pourtant là un point de repère d’une possible disjonction entre la psychanalyse et la philosophie. Cette justification de Badiou apparaît dès le début de sa conférence Qu’est-ce que l’amour ?, Condition.
  • 3 Alain Badiou, Conférence sous la soustraction, Ed. du Seuil, p.180
  • 4 Ibid.
  • 5 Ibid., p. 185
  • 6 Notons que la rupture amoureuse n’est nullement la fin de l’amour, mais la fin du couple qui rappelle l’adage «si ce n’est toi, ce sera un(e) autre»
  • 7 Il faudrait ici encore déterminer à quel ordre Badiou se rapporte pour cette co-fonctionnalité, étant entendu que chez Lacan il n’y a pas d’Autre de l’Autre. La critique alors serait portée sur la non prise en compte de l’approche topologique R.S.I. que Lacan n’a eu de cesse de renforcer par la suite.
  • 8 Ibid., p. 187
  • 9 Le forçage est chez Badiou est la bascule imaginaire du tout-dire d’une vérité générique, soit le déni de sa multiplicité inconsistante et qui est sous certaines conditions (le mi-dire) la possibilité d’un savoir qui ne vienne pas saturer l’évènement.
  • 10 Alain Badiou, Conditions
Pièce(s) jointe(s):
Télécharger ce fichier (scene_du_deux.pdf)scene_du_deux.pdf[ ]153 Ko
Joomla SEF URLs by Artio

Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur © 2015 - 2024 Robert Bitoun

website Montpellier