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Autorité ou autorisation

Colloque 2012 du Collège des Humanités

Le rejet de l’autorité vient, paradoxalement, du fait qu’elle nous manque. Elle nous manque bien plus cruellement que nous pouvons le penser, assourdis que nous sommes sous les sirènes d’une crise qui ne dit pas son nom — on aura beau jeter l’opprobre sur les spéculations financières des états et des entreprises, nous n'en dénions pas moins que c’est une crise sociale avant tout. « Insupportée et insupportable » avance l’argument du colloque. Soit parce que nous n’en supportons plus l’instrumentalisation par le pouvoir derrière laquelle il déguise l’impuissance même de son acte, par sa double nature, d’être en même temps source originaire et dernier rempart de la loi , au seuil duquel son ombre s’érige sous la figure d’une menace dernière, ou plus banalement, comme barrage à notre jouissance. Soit encore parce qu’elle est immédiatement identifiée à une figure révolue, rejetée pour certains, obsolète pour d’autres, tissée qu’elle était d’un passé dont nous n'attendons plus rien. Passé immémorial dans lequel elle puisait, certes, sa force originaire par le recours aux traditions, à la religion, à Dieu et plus tard, aux idéaux révolutionnaires, mais force abandonnée aussi par ceux-là mêmes qui était censés en être les acteurs et les gardiens exemplaires, avec les barbaries que nous savons et dont la pointe reste cette industrialisation de la mort, industrialisation du manque — nous dit le psychanalyste Gérard Wacjman[1], et qui, on ne peut plus en douter, a préfiguré nos sociétés et notre rapport au manque. Recours ultime et désastreux que Lacan interprétera comme un sacrifice au dieu obscur : l’autorité est-elle morte à Auschwitz ? N’est-ce pas le sacrifice qui exprime le mieux l’impayable dette qu’il faut payer de son corps lorsque nous n’avons d’autre issue que de nous rendre coupable d’un rime originel. Si Lacan a pu avancer que le suicide apparaît sur son versant logique comme l’acte en-soi, il est, sur le versant social un ratage dernier, un acte manqué. Poser la question de l’acte pourrait bien être un chemin par lequel nous pourrions tirer l’autorité de son obscurité, de son austère figure.

On peut dire d’une façon ramassée que l’autorité est la possibilité même d’un acte, ou disons, négativement, qu’il n’y a d’autorité que consécutivement, rétroactivement, qu’au regard d’un acte. Un acte duquel se déduit, dans les conséquences mêmes qu’il entraîne, l’éthique qui le supporte. À cet égard, je pense que l’on peut approcher l’autorité à partir de ce que nous appelons l’acte analytique. Nous pourrions, c’est mon hypothèse, repenser entièrement la question de l’autorité en dégageant les lignes de force de son histoire, depuis la découverte de l’inconscient par Freud jusqu’à ce qui m’apparaît comme une forme exemplaire de son expression possible, à savoir, cette sorte de reprise, de retour et de retournement par lequel Lacan a su redonner à la psychanalyse quelque assise pour les générations futures.

L’autorité du signifiant

Si nous voulons l’aborder dans sa force même — positivement — il ne nous reste alors entre les mains que des ruines, des restes étymologiques, sous forme de pièces. C’est pour cela qu’il me semble préférable de redonner consistance à ces pièces détachées, en reprenant cette question de l’autorité dans ses rapports avec la cause analytique — que je tiens pour une forme exemplaire d’auto-fondation. C’est le but de ma présentation : montrer en quoi la psychanalyse peut nous enseigner sur cette question, depuis l’histoire de sa découverte, dans sa praxis même, y compris dans ce que l’on appelle à tort son institution, à travers sa possible transmission, c’est-à-dire la formation des analystes.

Ce que Freud découvre, en écoutant ses hystériques, se présente certes, sur fond d’insatisfaction, mais aussi et surtout dans une remise en question de l’autorité — de quoi ? — du savoir — ou disons d’une question qui mine l’hystérique au regard de la forme que prendle savoir à cette époque. C’est d’abord l’autorité du médecin, qu’elle remet en cause, eu égard au fait qu’il tient sa légitimité d’un savoir qui repose sur le rejet de ce que nous appelons, nous, le sujet. Ce rejet ne se résume pas à un simple « pousse-toi de là que je regarde », il est le corrélat d’une opération inaugurale à partir de laquelle la science moderne était rendue possible.

L’hystérique conteste avec son corps, figé par des signifiants, l’autorité « totalitaire » du savoir, et, ce qu’elle vient remettre en question dans le cabinet de Freud, c’est, en définitive, le sujet du désir comme tel. Elle le fait avec sa parole, par son insatisfaction, son blabla, et c’est bien parce que Freud ne « déconne pas » comme le dit quelque part Lacan, qu’il entend, finalement, dans ce foisonnement symptomatique, cette petite voix qui lui dit: « dites-moi ce qu’il en est de ma jouissance, si vous en êtes capable ! ». Autrement dit, son symptôme est la forme que prend son désir pour se faire reconnaître, désir qui l’affecte, mais sous une forme close, refoulée et qui fait qu’il ne s’adresse à personne, car ce désir est désir de rien. Freud s’en est fait l’adresse, via ce qui se constitue à son insu, la fonction de l’analyste. Orienté par son propre désir, refoulé lui aussi, mais qui l’oriente dans la pratique qu’il institue et qu’il tente de théoriser, Freud reconnaît le désir comme tel — désir essentiellement refoulé, à travers ce qu’il décèle d’abord comme une rupture entre l’affect et sa représentation.

Ne pouvons-nous pas y reconnaître le procès de ce qui, sous le nom d’Autorité, se joue dans une torsion moëbienne, dans ce retournement qui va du désir de reconnaissance à la reconnaissance du désir ? Désir qui, dans l’analyse, se fait jour, dans la fulgurance de l’interprétation, avec pour cadre l’asymétrie constitutive qui en supporte l’accès, c’est-à-dire sous la figure du rien.

L’autorité du silence de l’analysteest le support, la limite à partir de laquelle le désir peut être soutenu.
Est-ce là simple métaphore ?
Rejet de l’hystérie par la médecine — ces affaires-là n'ont rien à voir avec elle — et donc rejet du sujet. Paradoxalement, c’est donc par un désir insatisfait propre à ruiner l’autorité, à la rejeter sur son versant imaginaire et réel, et donc autoritaire, que l’hystérique « autorise » Freud à découvrir ce que Lacan appellera les formations de l’inconscient et qui ne sont rien moins que cette rupture entre le signifiant et le signifié et non pas les significations qui pullulent à foison, offertes à l’interprétation par le sens. Entendons bien, il s’agit de la découverte du signifiant comme conjoint à la jouissance. Freud découvre les voies de frayage de la pulsion, dans une sorte de marché de dupes, où l’hystérique troque l’insatisfaction de son désir par la satisfaction de la parole. Autrement dit, il va pouvoir y lire le non-être du sujet, ce qui le mortifie et le refend, et en définitive, l’autorité du signifiant. La pulsion elle-même est sous l’autorité du signifiant qui en grammaticalise la forme : Freud nous invite à concevoir le trajet de la pulsion comme des séquences conçues selon les voix actives, passives et réfléchies : voir, être vu, se faire voir... Dira-t-on aujourd’hui : jouir, être joui, ou se faire jouir ?

L’autorité du signifiant, c’est aussi bien — ou c’était — notre nom. Petits wagons de lettres insignifiantes qui nous déterminent. Le nom propre, comme trace du nom du père, est — ou était — en quelque sorte sa propre autorité, une autorité en soi puisqu’elle se confondait avec son essence qui est le temps. Le nom immortalise, réalise et symptomatise l’impensable de la vie, de la mort et de la génération. Le Nom-du-père est un signifiant qui forme, sauf à êtreforclos, ce que Freud découvre comme nœud de sens, ce qu’il appellera lecomplexe d’Œdipe. Mais les signifiants que le sujet produit en analyse passent parle défilé de la parole comme des signes, des symptômes qui interrogent un trou irréductible, masqué par ce nœud de sens. Au-delà, un point limite se dévoile : le roc de la castration que le névrosé rejette avec horreur.

Ce dont s’autorise la psychanalyse

Un rejet fonde la science, et la psychanalyse se fonde sur ce rejet — rien ne se fonde sans rejet. Pourquoi, ou du moins, comment ? C’est une opération que finalement la science moderne enseigne à la psychanalyse, fille de la science. C’est une opération logique que Lacan a tentée et même plutôt réussi à formaliser à partir, entre autre, du passage du 0 au 1. Pour faire image, il suffirait peut-être simplement d’évoquer le comptage quasi naturel auquel s’adonne le parent lorsqu’il apprend à son enfant à compter en lui ânonnant la série des premiers entiers. On commence toujours par le un, sans passer par le zéro, comme si l’on devait rejeter ce trou à partir duquel la série peut advenir... L’affaire est certes plus compliquée, mais ça commence là.

Le re-jet nous informe de la répétition (si caractéristique de l’entrée en analyse), de la double opération par laquelle le sub-jet advient — refendu par le signifiant, sujet toujours différent de lui-même. Ce rejet, appréhendé par Freud, par l’opération du refoulement, fonde en somme le Désir — sans refoulement, pas de désir — le psychotique, là-dessus, nous apprend, quand ce dont il ne veut pas, c’est du rejet lui-même. Il l’éprouve, soit dans l’autoritarisme vociférant qui le commande, soit dans cette errance où l’Autre, cruellement, lui manque. Nous ne sommes pas loin d’en être tous là, nous aussi — nous, lesdits névrosés. Rejet du rejet… C’est une expression imprécise, mais qui vaut pour son image... Aussi, Freud lui-même, dans la présentation de son rapport à la naissance de la psychanalyse n’évoque-t-il pas sa propre position de rejet, comme juif. Lacan, plus tard, s’identifiant lui-même à Spinoza, en répétera l’opération. C’est du refoulement ou du rejet, de cette rupture entre le signifiant et le signifié — un sans-rapport — que naît la psychanalyse. Rien de ce que nous croyons savoir du corpus freudien — que ce soient les instances psychiques, Ça-Moi-Surmoi, ledit stade oral, anal, ou phallique, la sexualité infantile, etc... — ne peut saisir d’une façon ou d’une autre ce qu’est la découverte freudienne, si nous n’accédons pas à ce qu’il en est de cette affaire du signifiant qui, tantôt est l’allié, tantôt l’ennemi envahissant et parasitaire, et qui inscrit l’homme dans une discontinuité irréductible.

Quand je disais plus haut que l’hystérique, paradoxalement, autorise la lecture, c’est une sorte de court-circuit. Elle n’en sait rien, bien sûr, elle est inconsciente. C’est Freud qui, docileà son dit, et donc, bien sous l’autorité de sessignifiants, et donc du signifiant, trace le chemin. Cette découverte, pour parler comme au temps des Lumières, n’en projette pas moins une ombre. Il suffit de lire le moindre texte de Freud — par exemple Inhibition, Symptôme et Angoisse — pour se rendre à l’évidence que l’énigme est loin d’être résolue pour Freud lui-même, il en fait l’aveu dans cette sentence adressée aux philosophes : « Lorsque celui qui chemine dans l’obscurité chante, il nie son anxiété, mais il n’en voit pas pour autant plus clair »[2]. Sommé lui-même de répondre avant la fin du chemin, Freud s’est-il peut-être adressé cette phrase à lui-même ? La question que soulevait l’hystérique quant à son désir, laissait entièrement dans l’obscurité la raison même de son « choix », une fois déprise de ses symptômes.

Freud laissera en guise de testament la question de savoir : « Que veut la femme ? ». C’est finalement la même question que se pose l’hystérique : « Aussi l’hystérie nous met-elle, nous dit Lacan dans le Séminaire XI, sur la trace d’un certain péché originel de l’analyse. Il faut bien qu’il y en ait un. Le vrai n’est peut-être qu’une seule chose, c’est le désir de Freud lui-même, à savoir le fait que quelque chose, dans Freud, n’a jamais été analysé. »[3]. La question du péché originel est tout à fait congruente avec la question que nous abordons : le Verbe est-il parole ou langage ? Signifiant ou signifié ? L’autorité fondée sur la dette symbolique — si cela a encore un sens pour nous —, est-ce ce que l’hystérique, enkysté(e) dans la jouissance de son symptôme, remet en question, et conteste sous les robes du père ?
Je n’ai pas choisi cette citation de Lacan au hasard puisque ce séminaire est celui à partir duquel Lacan questionne dès la première page : « En quoi y suis-je autorisé ? » dans un moment de crise où il reprend son enseignement après avoir été interrompu, négocié[4], dit-il, par ses propres élèves, puis démis, « excommunié », c’est son interprétation, par l’I.P.A.[5] et donc, en filant la métaphore de Lacan — par ceux-là mêmes qui se sont autorisés de quoi ? : de Freud comme père de leur église. Je ne m’étendrai pas plus sur cette affaire que les psychanalystes connaissent bien. L’essentiel ici, pour nous, est de repérer à nouveau cette tension dépliée plus haut, lorsque je parlais de l’hystérie et du savoir, dans cette tension entre une autorité, disons, traditionnelle, surdéterminée par l’identification au père et ce retour à Freud que Lacan opère depuis plus de 10 ans. La raison de ce retour est consécutive, pour Lacan, à un véritable escamotage de l’inconscient freudien par ses suiveurs qui ne trouvent rien de mieux pour échapper à la difficulté — que pourtant Freud présente dans son article Analyse finie et infinie — que de se remparder derrière l’idéal du Moi, c’est-à-dire l’identification à l’analyste comme fin et finalité de la cure. Il n’y a pas d’autorité qui tienne sans cet appui sur la rupture énoncée avant, sans cette coupure qu’introduit l’interprétation sur le sens joui du sujet — sans quoi nous resterions dans le rejet de l’inconscient freudien, de la primauté du signifiant, et du retour de l’autorité du Moi, soit ce que nous appelons l’autoritarisme.

Lacan fût donc « excommunié », au moment même où il pensait s’aventurer, finalement de droit — et il n’y a de droit que collectif — sur cette question des Noms-du-père. Lacan pose à la fois la question de sa propre autorisation : « En quoi suis-je autorisé ? » dit-il au début de ce séminaire, mais tient (c’est ce qu’il dit tout de suite après) « provisoirement la question pour suspendue. ». Nous ne sommes pas loin de reconnaître l’indice, dans cette suspension, tout à fait remarquable, de quelque chose qui l’arrête, au-delà de toute interdiction et qui traverse une question cruciale pour lui, (c’est d’ailleurs le titre qu’il donnera au Séminaire suivant, le séminaire XII : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse). Comment autoriser l’analyste ? Comment le former à se rompre à cette question du signifiant, comment instituer la psychanalyse, pour que ne se reproduise pas, dans l’effet même de ce qu’elle découvre, un rejet définitif, un rejet du rejet ? Autrement dit, l’enjeu est de taille : d’une part la formation des analystes ne peut se limiter à l’expérience du divan — ce qui reviendrait à s’« auto-ri(tuali)ser », comme il le formule ailleurs[6] —, d’autre part, le couplage avec la théorie n’y suffit pas, n’empêche pas de tomber dans l’impasse de sa propre formalisation et dans laquelle l’analyste se risque au mépris de ce qu’il découvre ? C’est dans cette impasse que se trouve d’ailleurs la philosophie pour Lacan.

Lacan a incarné ce retour du refoulé — en revenant au texte, dans sa textualité même, c’est-à-dire dans la langue de Freud — je ne parle même pas de l’allemand qu’il maîtrisait —, mais au-delà d’une interprétation du texte au sens de l’herméneutique, de ce qui s’y dépose, d’y insister sous la forme de signifiants, comme des pièces détachées que n’ont pas su relever les gardiens du temple.
Les gardiens du temple, ce sont ceux, qui, précisément, au regard de l’autorité du Père de la psychanalyse, ne se sont pas autorisés de la lettre, mais du cadre de la loi, confondant le nom de l’auteur et l’auteur du nom, en se reposant sur la légalité. Or, comme le dit Kojève dans son essai sur l’autorité, la légalité est « le cadavre de l’Autorité »[7].

Cette exigence à elle seule, dans sa visée, disons épistémique, autorise Lacan. Il s’autorise, non sans certains forçages, à inventer les moyens de légitimer de façon tenable la position de l’analyste, c’est-à-dire celui qui autorise le sujet de la parole. C’est donc dans cette tension, entre une autorité fondée sur une vérité sédimentée et ce levé de voile par lequel il veut remettre la psychanalyse sur ses pattes, qu’il reprend cette question du père (repérée, il faut le dire, dès le début de son enseignement) qui n’est en réalité qu’une réponse, un symptôme pluriel, fragmenté, un symptôme saisi d’abord dans sa dimension d’efficace, mais en perdition — il en démonte le principe après Freud. La découverte freudienne est entièrement adossée sur cet effondrement du père et de l’Autorité du Nom duquel, elle, l’autorité, tirait sa force et d’un dispositif propre, non pas à lui porter secours — la psychose en est le témoin accablé — mais de pouvoir « s’en passer à condition de s’en servir. ». C’est une formule de Lacan...[8]

Je disais, il y a quelque temps à quelqu’un qui s’en réclamait, que cette formule risquait de devenir un bateau. J’éprouvais une sorte de fatigue en me disant que cette formule — on peut tout à fait jouir d’une formule et ne plus l’entendre, ne plus l’ouïr dans sa portée — pouvait bien à elle seule refouler ce dont il s’agit. Car l’expérience doit en démontrer la portée dans chaque cas, par la singularité même par laquelle le psychotique, non moins que le névrosé, trouve allègement dans l’allégeance à sa propre invention. Cette fatigue a pour nom l’incessante obligation à laquelle nous sommes forcés au regard du signifiant de ne pas nous épargner le chemin par lequel il nous est peut-être donné de nous autoriser à continuer. Entre la demande d’analyse et sa fin, se vérifiera ce passage, en quelque sorte inversé, d’un « s’en servir » vers un « s’en passer » : le sujet névrosé entre en analyse par un appel à l’Autre, par l’autorité du savoir supposé à cet Autre — rendant ainsi consistant le transfert et le travail analytique —, il en sort avec un « s’en passer », de cet Autre, à condition de pouvoir « s’en servir » ... autrement dit, en s’autorisant des signifiants qui sont les siens. Opération par laquelle se répète ce procès logique d’une autorité à laquelle on croit, vers une autorisation qui permet (« père-mais » qui insiste sur la condition limite d'un « s'en servir ») de continuer... L’analyste, déchet de l’opération, en reste le témoin exigible au titre d’un reste irréductible à partir duquel le sujet advient comme auteur de son destin, et en son nom, cette fois.

Il aura fallu attendre que Lacan y remette un certain ordre, non pas symbolique mais mathématique, pour faire valoir que ce que le signifiant introduit, c’est ce qui laisse l’homme en proie à une inexorable quête. Quête tout à fait comparable, jusqu’à un certain point, à ce qu’il en est de l’analyse elle-même lorsque l’on s’y soumet, et qui dans l’épuisement des identifications et des mirages du désir, donne accès à ce qui, du signifiant nous autorise — non pas à être — mais à être-avec pour parler comme Hannah Arendt. C’est dans cette perspective que Lacan après la fondation de son école introduit une formulation qui fera de nombreux remous, en tout cas dans sa forme première en articulant que : « L’analyste ne s’autorise que de lui-même »[9].

Mais il nous faut revenir plus précisément au présent de l’acte analytique, et voir comment la fondation de l’École se veut au service de cet acte, qu’elle en découle directement. « Le psychanalyste, dit Lacan, a horreur de son acte. C’est au point qu’il le nie, et dénie — et maudit celui qui le lui rappelle, Jacques Lacan, pour ne pas le nommer». Cet acte essentiel consiste, rappelons-le, à s’autoriser que de soi-même à la fois dans la décision de pratiquer et dans la pratique psychanalytique elle-même. Qu'y a-t-il de si horrible dans cet acte au point que certains analystes voudraient l’éviter en le convertissant en acte d’obéissance ? Rien d’autre que la castration symbolique, ce point d’où le réel troue le symbolique et d’où « ek-siste » le désir de l’analyste, comme d’ailleurs celui du futur analyste. Celui qui recule devant l’acte, qui lui préfère l’obéissance à une règle, n’est pas tant la fidélité au réel de l’analyse qu’une prétendue fidélité à Freud. À cette formule « L’analyste ne s’autorise que de lui-même » Lacan ajoutera comme si la phrase était elle-même interrompue — mais que je comprends comme une interprétation — rien moins que le social en ajoutant — « et de quelques autres... ». En effet, s’autorisé de soi-même, est intenable, voire délirant. L’autorité est cette fiction nécessaire sans laquelle aucune psychanalyse n’est possible. La psychanalyse lui donne sa véritable portée dans l’éclair de l’interprétation.

L’éthique de la psychanalyse travaille contre la fascination envers le Dieu obscur du fantasme, mais aussi contre toute séduction des morales philosophiques, qui, toujours, se fondent sur une notion de sacrifice. Bien qu’elle opère une perte de jouissance — le sujet s’en débarrasse en fin d’analyse comme une peau de chagrin — la cure ne réclame ni le sacrifice du désir, pas moins celui de l’objet, mais bien plutôt l’assomption de la part irréductible qui tient lieu de cause du désir. Exemplaire, disais-je, en introduction, mais non pas reproductible. L’exemple n’est pas le modèle et il serait stupide d’en extraire un modèle quelconque, cela, pour une raison évidente : c’est que ce que la psychanalyse vise dans son acte, c’est la différence comme telle. Ce que, d’ailleurs, elle démontre par la subversion qu’elle introduit au regard des semblants — les modèles sont des semblants parce qu’ils se proposent à nous comme des solutions en prêt-à-porter sur le marché du mieux-être. Nul n’ignoreque l’enfer est rempli de bonnes intentions..?

On prétendait, il y a quelques temps que la psychanalyse, elle, au contraire des psychothérapies autoritaires, guérit. C’est faux. Ce n’est même plus répandu ; que ses effets sont durables ? C’est plus ou moins vérifiable — c’est même ce qu’ont tenté de lui extorquer, en échange d’un ravalement de son opération inaugurale, les systèmes de contrôle contemporains. Résultat et contrôle autoritaire sont en totale contradiction avec ce qu’il faut entendre par autorité. La question pourrait être : l’analyse autorise-t-elle un nouveau lien social ?

Ne voit-on pas que c’est par l’autorité du silence de l’analyste, qu’il nous est donné d’observer le lien social à son état naissant, à travers ce que nous appelons le transfert ? Mais l’amour, seul, est une impasse. L’amour a d’ailleurs perdu sa lettre, dans un monde qui est sous la seule autorité du réel. Que manque-t-il alors à l’amour pour fonder un lien social ? Peut-être bien le cadre que l’autorité lui délimite.

La psychanalyse ne se réclame que de son éthique, celle des conséquences d’un dire à venir. Elle ne se revendique d’aucune publicité, d’aucun recours au bien-être, et reste sans promesse. Il n’y a pas d’offre analytique au sens strict. Elle ne se soutient d’aucun pouvoir — Freud s’est refusé catégoriquement à l’hypnose et la suggestion — Son seul pouvoir est un pouvoir de subversion : subversion d’un discours qui se voudrait pour tous. Nous sommes loin, en effet, du consensualisme de masse, de ladite pensée unique, dans laquelle chacun y va d’une vision du monde : le sociologue, le psychologue… et qui sait bientôt, l’« autoritologue » !

Ce qui intéresse le psychanalyste c’est le a — l’objet cause du désir — et l’efficience de son acte n’a d’autre support que l’autorité de son silence.

Robert BITOUN.
Psychanalyste

  • 1 Gérard Wajcman, L'objet du siècle, Éd Verdier, Paris, 1998.
  • 2 S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1926, p.12.
  • 3 J. Lacan, Séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Points/Seuil, 1973, p.21.
  • 4 Ibid, p.13.
  • 5 IPA : Institut International de Psychanalyse
  • 6 Lacan, « Note italienne », Autres écrits, p.308.
  • 7 Kojève A. (1942), La notion de l’autorité, Paris, Gallimard, 2004, 204 p., p.63.
  • 8 J. Lacan, Séminaire XXIII- « Le sinthome », p.136, 2005, Editions du Seuil.
  • 9 J.Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 », Autres écrits, Paris, 2001, p.243.
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